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— Voyez-vous, messieurs, commença l’Ombre Jaune, les savants de l’ancienne Chine s’étaient depuis longtemps penchés sur le problème de la conservation des corps par congélation. Grâce à leurs recherches au cours de siècles où l’Occident stagnait encore en pleine barbarie, ils mirent au point une technique qui permettait, en les emprisonnant dans la glace, de suspendre la vie des malades incurables et de stopper en même temps les progrès de leur mal. Cette suspension des échanges biologiques pouvait ainsi se prolonger durant des siècles, jusqu’à ce que de nouvelles connaissances médicales permissent de guérir la maladie, soit par une thérapeutique appropriée et inconnue à l’époque où le patient avait été mis en hibernation, soit grâce à de nouvelles techniques chirurgicales.
« Le grand danger du procédé était qu’à la température très basse à laquelle les corps devaient être soumis, des cristaux de glace ne se forment dans le liquide entre les cellules et n’endommagent gravement celles-ci. Il apparut toutefois rapidement que, si la congélation se faisait progressivement, un tel risque pouvait être en partie écarté. En outre, des injections de glycérine empêchaient la formation des cristaux qui, remplacés par une substance feutrée, ne pouvaient plus blesser les cellules.
« Cette technique mise au point, on commença, voilà des siècles déjà, à l’appliquer sur de riches mandarins atteints de maladies incurables, comme le cancer, et qui voulaient assurer leur survie jusqu’à une époque où leur affection pourrait être vaincue. Par la suite le procédé fut appliqué dans un but politique. Les empereurs mongols y virent la possibilité d’emmagasiner à peu de frais de prodigieuses réserves d’hommes qui, plus tard, quand le moment serait venu, pourraient être ressuscites et lancés à la conquête du monde pour y assurer l’hégémonie de l’Empire du Milieu. C’était se constituer une armée de guerriers qui, complètement détachés de leur temps, pourraient être aisément subjugués, réduits presque à l’état de robots.
« Aussitôt, le stockage commença. Des razzias eurent lieu dans les plus lointaines provinces et, de bonne volonté ou non, des centaines de milliers d’hommes, frappés de maladies incurables à l’époque, furent mis en état d’hibernation et entreposés, en de véritables gisements de chair, dans les glaces du pôle Nord où il était aisé aux jonques chinoises de se rendre en passant par l’actuelle mer de Behring. Ainsi, la vieille Chine se constituait une puissante armée d’ombres.
« Mais les empereurs mongols avaient compté sans les guerres, les révolutions et, aussi, sans la précarité de l’existence humaine. Peu d’hommes étaient au courant de l’Opération du Merveilleux Mammouth – on l’avait appelée ainsi en souvenir des corps de ces pachydermes trouvés intacts dans les glaces sibériennes. Un complot découvert fit périr la majorité des initiés ; les autres emportèrent leur secret dans la tombe. Ensuite, les empereurs mongols furent balayés, et le temps effaça jusqu’au souvenir du redoutable potentiel guerrier enfoui dans les glaces.
« Beaucoup plus tard, dans un monastère des monts Chingan, aux frontières ouest de la Mandchourie, je devais découvrir des documents anciens qui me permirent de retrouver les gisements humains du pôle. Tout de suite, j’entrevis les possibilités qu’une telle découverte offrait au Shin Than. Ce que les empereurs mongols n’avaient pu réaliser, je le réaliserais…
« Évidemment, il ne pouvait être question de travailler, du moins pour l’instant, dans les glaces du pôle. Il me fallait trouver un endroit à la fois suffisamment abrité et froid. Abrité pour que je puisse y mener à l’aise mes recherches ; froid pour que les corps puissent y demeurer naturellement en hibernation.
« Depuis un certain temps déjà, je possédais ce repaire ici, sur l’île de Danen. Je décidai de le transformer en laboratoire, ce qui m’était possible, car vous savez que mes moyens financiers sont immenses. Quand les aménagements indispensables furent achevés, je fis venir du pôle, dans des cargos faisant partie de ma flotte et équipés à cet effet, plusieurs milliers de corps enfermés dans des blocs de glace, soigneusement sciée, provenant du gisement originel. Ces blocs furent rassemblés ici, amalgamés au glacier, où vous avez pu les voir.
« Dès lors, une tâche ardue commença, pour mes collaborateurs et pour moi. Il nous fallait parachever l’œuvre commencée par mes ancêtres. Je dus mener la lutte à la fois sur le plan biologique et médical, d’un côté en réanimant les individus hibernés, de l’autre en les guérissant, par interventions chirurgicales, des maladies incurables dont ils souffraient durant leur existence antérieure.
« Nous eûmes bien des déboires, bien des déceptions, mais nous finîmes par « ressusciter » – si le terme n’est pas trop fort – une centaine d’individus qui constituèrent le premier élément d’une légion qui, demain, lancée sur le monde, l’épouvantera…
Tout s’éclairait maintenant pour Morane et Ballantine. Ils connaissaient désormais l’origine de ces « guerriers » qu’il leur avait fallu combattre. Tous étaient âgés de plusieurs siècles et formaient réellement une armée de l’Au-delà. Seul, le génie maléfique de Ming, relayant celui des anciens empereurs mongols, pouvait avoir enfanté d’un tel projet.
— C’est donc pour cela, fit remarquer Morane, que vos guerriers ne font pas usage d’armes à feu parce que, appartenant à une époque où elles n’existaient pas, ils sont incapables de s’en servir…
L’Ombre Jaune se carra dans son fauteuil et dit avec assurance :
— Ils apprendront, soyez-en certain. Par la suite même, quand leur armée sera constituée, je les doterai d’engins bien plus terribles encore… Les agressions de ces jours derniers n’étaient que des expériences. Je voulais savoir comment réagiraient mes guerriers quand je les télécommanderais. C’est pour cette raison que je provoquai les événements de San Francisco, d’Alaska et de Londres… Oh ! je ne puis pas dire que la tentative réussit pleinement, surtout à Londres, où vous réussîtes à faire échec à la troupe lancée contre vous. Mais il faut reconnaître que vous constituez des adversaires exceptionnels.
— Il existera d’autres adversaires exceptionnels, comme vous dites, Monsieur Ming, glissa Ballantine, des adversaires qui tiendront en échec vos hordes de fantômes. Croyez-vous réellement que ces pauvres êtres falots, sans esprit d’initiative, perdus dans notre temps comme si réellement, ils étaient des morts sortis de leurs tombes, pourraient vaincre des armées modernes bien entraînées et équipées ?…
Le maître du Shin Than se redressa. Ses yeux couleur d’ambre brillèrent d’un éclat dur.
— Je doterai également mes soldats d’armes terribles, je viens de vous le dire. Des armes bien plus destructrices que vous ne pouvez l’imaginer… En outre, j’en ferai des Cyborgs[5]. Leurs nerfs seront remplacés par des fils d’acier inoxydable, leurs yeux et leurs oreilles seront des radars, leurs sens et leur système endocrinien seront réglés par des stimulateurs électroniques, leurs poumons remplacés par des convertisseurs chimiques et leurs cœurs transistorisés. Ils seront insensibles au froid, à la peur, à la douleur… Je vais vous faire hiberner tous deux et, dans deux ans, votre mémoire éteinte, devenus mes esclaves dociles, vous ferez partie des cadres de cette armée d’élite…
Tout en parlant, l’Ombre Jaune s’était animé, balayant l’air de sa main postiche. Visiblement, la crise de mégalomanie le guettait. Une fois de plus, Bob Morane et Bill Ballantine comprirent que cet être était fou, non d’une folie de vulgaire aliéné, mais de celle qui frappe les grands généraux, les dictateurs chez lesquels le sentiment de puissance annihile tout réflexe humain, tel que la pitié, la sociabilité. Projetés au bout d’eux-mêmes, ils sortaient de leur état d’hommes.
Les deux amis en étaient là de leurs pensées quand, au-dehors, il y eut soudain un bruit de fusillade. Presque aussitôt, une voix, issue de l’interphone posé sur le bureau de Ming, lança sur un ton angoissé, en chinois :
— Un commando britannique, maître… Il a débarqué par surprise… Les soldats envahissent la base !…
Ming, pas plus que Bob et son compagnon d’ailleurs, ne semblaient comprendre. Le Mongol se dressa, en proie à une soudaine colère. Il foudroya ses prisonniers de tout l’éclat de ses yeux de fauve et lança entre ses dents serrées :
— C’est vous qui… ?
Il n’acheva pas. La fusillade retentissait maintenant dans la rotonde même, sur laquelle s’ouvrait le laboratoire. Ensuite, on entendit le choc sourd des projectiles de bazookas tirés presque à bout portant sur les portes.
Ces événements imprévus avaient détourné l’attention des deux gardes et Morane et Bill, bien que ne comprenant rien à ce qui se passait, jugèrent venu le moment d’agir. Avant que les gardes aient eu le temps de revenir de leur surprise, ils étaient désarmés, réduits à l’impuissance par quelques solides coups de poing. Ensuite, comme par enchantement, leurs armes passèrent aux mains des captifs.